Small caps : un segment délaissé, des opportunités à saisir ?

Par Thibault Le Flanchec, PhD, Mathis Kerleguer & Lola Abgrall
Ces dernières années, l'économie mondiale a traversé une succession de chocs majeurs : tensions sino-américaines, pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, flambée inflationniste, crise climatique… Pourtant, dans ce contexte tumultueux, la plupart des classes d'actifs ont fait preuve de résilience. Les marchés actions atteignent de nouveaux sommets, le Private Equity s'ajuste sans faiblir (pour le moment en tout cas), l'immobilier corrige sans s'effondrer (hors bureau). Seul un segment semble durablement à l'écart : les small caps cotées. Ignorées, délaissées, elles sont les grandes oubliées de la reprise post-covid.
I. Disparition progressive : pourquoi les small caps ont quitté les radars
Depuis la crise financière de 2008, les banques centrales ont lancé un programme de rachats d'actifs (quantitative easing) pour soutenir la croissance et maintenir de la liquidité sur les marchés. Les taux d'intérêt sont restés proches de zéro pendant près d'une décennie, alimentant une croissance soutenue et une envolée des valorisations.
Mais cet environnement ne pouvait durer éternellement. Dès 2019, les premières hausses de taux ont marqué un tournant. Les investisseurs, anticipant la fin d'un cycle, se sont naturellement tournés vers des valeurs plus liquides. Les petites capitalisations, souvent plus locales, moins diversifiées, ont vu leurs cours de bourse reculer. Ce repli s'est accentué avec la crise du Covid-19 : après un choc brutal, les banques centrales sont revenues à des taux historiquement bas… déclenchant cette fois une inflation galopante. Pour y répondre, les hausses de taux se sont multipliées à un rythme inédit, refroidissant à nouveau l'économie. Et, une fois encore, les small caps ont été les premières à en souffrir.
Entre 2018 et 2023, l'écart de performance entre les grandes entreprises et les petites entreprises en Europe a atteint de 50 à 70 %. En France, cet écart est particulièrement marqué. Cependant, cette divergence de performance n'est en rien justifiée par les fondamentaux : en effet, les small caps européennes ont continué d'afficher une croissance des bénéfices supérieure à celle des grandes entreprises, et ce, depuis plus de vingt ans.

Figure 1: Evolution du CAC 40 et du CAC Mid & Small en base 100
À cela s'ajoute l'explosion du Private Equity. Ces dernières années, cette classe d'actifs a capté une part croissante des flux d'investissement. Deux conséquences : d'une part, les fonds de Private Equity ont soustrait aux marchés cotés de nombreuses petites entreprises de qualité ; d'autre part, ils ont détourné les capitaux des fonds actions small & mid caps vers des placements jugés plus rentables, dopés par les taux bas de l'ère post-Covid. Résultat : un appauvrissement du vivier d'entreprises cotées et une pression durable sur les valorisations.
Enfin, les marchés sont aujourd'hui dominés par le phénomène du "winner takes all". Aux États-Unis, les "7 Magnifiques" (Apple, Microsoft, Amazon, Google, Meta, Nvidia, Tesla) ont représenté plus de 80 % de la performance du S&P 500 en 2023. Cette concentration extrême engendre un cercle vicieux : moins de liquidités allouées aux small caps, moins de couverture par les analystes, moins de flux entrants, donc moins de performance… et encore moins d'intérêt de la part des investisseurs.
Le graphique 2 illustre avec force cette dynamique : les petites capitalisations mondiales n'ont jamais été aussi délaissées depuis la bulle internet. Parallèlement, la stratégie value traverse l'une de ses périodes les plus difficiles depuis le début des années 2000, tandis que les actions américaines atteignent des niveaux de valorisation sans précédent par rapport au reste du monde, des écarts qui rappellent étrangement ceux observés à l'époque de la bulle.
Dans ce contexte, un investisseur prudent se gardera bien de suivre les tendances du moment. Car s'il est une certitude aujourd'hui, c'est que les small caps hors États-Unis, tout comme les valeurs value, sont tout sauf à la mode. Et c'est précisément ce qui pourrait faire leur intérêt.

Figure 2 : Global Equity Valuation Indicators (Source : Topdown Charts, LSEG)
II. Une valorisation historiquement basse, des opportunités majeures
Aujourd'hui, les valorisations des small caps européennes ont atteint des niveaux historiquement déprimés et donc, potentiellement très attractifs. Elles se traitent en moyenne à 1,2 fois les fonds propres, un ratio équivalent à celui observé en 2003, au sortir de l'éclatement de la bulle internet. À titre de comparaison, en 2018, les small caps affichaient encore une prime par rapport aux grandes capitalisations ; elles sont désormais nettement décotées. Il faut remonter à la crise de 2008 pour observer des écarts de valorisation similaires, preuve de la sévérité de la situation actuelle.
Cette décote devient d'autant plus frappante lorsqu'on la compare aux valorisations pratiquées dans le Private Equity. Sur la période 2015-2025, le multiple moyen payé dans le non coté est passé de 9x EBITDA à 9,4x, tandis que de nombreuses petites et moyennes sociétés cotées ont vu ce multiple se réduire de 30 % à plus de 50 %. Si certains cherchent à expliquer cette distorsion par des fondamentaux économiques, nous pouvons leur faciliter la tâche en indiquant que les quatre sociétés présentées dans le graphique ci-après affichent une croissance annuelle de leur EBIT sur la période qui varie de 7,4 % à près de 20 %. L'explication de cette décote ne réside donc pas dans une décroissance de leurs résultats. Pour aller plus loin, elle n'est pas non plus liée à une baisse de la rentabilité, car l'ensemble de ces sociétés a vu leur ROCE progresser au cours de cette période. Il s'agit donc d'entreprises en croissance et, surtout, en croissance rentable.

Figure 3: Multiple de VE/EBITDA entre le non coté en Europe et Sopra-Steria, Trigano, Ipsos, Vicat

Figure 4 : Evolution de l'EBIT de Sopra-Steria, Trigano, Ipsos, Vicat en millions d'euros
La figure 5 met en perspective la capitalisation boursière actuelle des quatre sociétés analysées avec leur valeur théorique si elles étaient valorisées selon deux repères historiques : d'une part, le multiple d'EBITDA payé en 2015, et d'autre part, la moyenne des multiples d'EBITDA observés sur les dix dernières années.
Cet exercice ne constitue ni une tentative de valorisation formelle, ni une recommandation d'investissement. Il vise uniquement à illustrer le décrochage actuel des valorisations des petites et moyennes capitalisations cotées, en comparaison de leurs standards historiques.

Figure 5 : Prix actuel versus prix potentiel.
Cette sous-valorisation se reflète également dans les indicateurs de sentiment de marché. En comparant l'indice de peur et de cupidité appliqué aux grandes capitalisations françaises à celui des petites, on constate un écart persistant depuis plusieurs années[1]. Depuis la création de cet indicateur en 2021, les investisseurs font preuve de défiance envers les small caps. Ce phénomène, loin d'être justifié par les fondamentaux, est un reflet typique des réactions émotionnelles du marché, que les investisseurs dans la valeur cherchent à exploiter. Les petites et moyennes capitalisations évoluent ainsi durablement dans une zone de « peur », tandis que les grandes capitalisations bénéficient d'un sentiment plus favorable, souvent alimenté par la recherche de sécurité et la popularité des titres les plus suivis.
Le graphique ci-dessous met en évidence l'évolution de cet écart de sentiment au fil du temps. On y observe que, pendant presque toute la période, les small caps sont jugées moins attractives par les investisseurs que les grandes capitalisations. Cette perception crée une occasion rare pour les investisseurs à la recherche de valeur.
Il est toutefois à noter que, pour la première fois depuis la création de cet indicateur en 2021, le sentiment semble s'inverser, avec un retour positif pour les petites et moyennes capitalisations françaises par rapport aux grandes capitalisations.

Figure 6 : Ecart du sentiment des investisseurs entre Small & Mid Caps et Large Caps françaises (Source : https://www.financiere-de-la-clarte.fr/indicateur-m-marche/)
III. Des perspectives structurellement favorables
Cette sous-évaluation (récente au regard de l'histoire) des small caps relève moins d'une logique économique que d'un biais cognitif collectif profondément ancré dans le comportement des investisseurs. Les marchés financiers modernes, constamment obnubilés par la recherche de liquidités immédiates et par des récits spéculatifs, ont érigé une prophétie auto-réalisatrice. En privant les petites capitalisations de l'attention nécessaire, ils ont créé eux-mêmes les conditions de leur sous-performance.
Pourtant, l'Histoire des marchés financiers est bien connue pour ses cycles de volatilité, où ces périodes de désamour extrême précèdent souvent les plus violents rattrapages. Les investisseurs à long terme, et notamment ceux qui adhèrent à la philosophie du value investing, savent que ces épisodes sont riches en opportunités. Les petites et moyennes capitalisations, qui subissent aujourd'hui une forte pression négative, ont régulièrement prouvé qu'elles peuvent surperformer de manière significative une fois que les conditions du marché deviennent plus favorables. Prenons l'exemple des années 2000-2007, où les small caps européennes ont nettement surperformé les grandes capitalisations après la crise de l'internet. Ce phénomène n'était pas isolé, puisqu'il s'est reproduit après les crises de 1973 et 1987, offrant aux investisseurs patients et méthodiques des rendements substantiels.
Aujourd'hui, nous observons une situation analogue. Bien que les marchés continuent de délaisser ces sociétés, les fondamentaux dessinent une configuration qui mérite d'être scrutée de près par ceux qui savent identifier la valeur sous-jacente. Les bilans des petites capitalisations se sont largement assainis au fil des années, avec des niveaux d'endettement maîtrisés et une gestion plus rigoureuse des coûts. Par ailleurs, les cash-flows de ces entreprises sont souvent sous-estimés par les analystes, qui se concentrent principalement sur les préoccupations à court terme, négligeant la solidité et la rentabilité durable de ces sociétés à long terme.
De plus, dans un monde en mutation accélérée, ces petites et moyennes entreprises ont un atout majeur : leur agilité. Capables de pivoter plus rapidement que les grandes structures, elles sont souvent mieux positionnées pour saisir les nouvelles opportunités créées par des évolutions technologiques, économiques et sociales. Cette flexibilité et cette capacité à se réinventer permettent à ces sociétés de prospérer, même dans des environnements complexes, renforçant ainsi leur potentiel de croissance à long terme.
Conclusion : une anomalie de marché à corriger
Dans un monde où les méga-capitalisations dominent les indices boursiers et où la gestion passive devient de plus en plus omniprésente (omnipotente?), les petites et moyennes entreprises cotées sont injustement reléguées au second plan. Cependant, ces entreprises concentrent des qualités non négligeables couplées à une meilleure agilité que leurs grandes consœurs. Malgré ces atouts, elles évoluent aujourd'hui dans un environnement où leurs valorisations sont historiquement basses, une situation qui ne reflète pas toujours leur réalité économique mais plutôt une distorsion de marché alimentée par des biais psychologiques, des effets de mode et un déficit de flux d'investissement.
Si cette décote semble aujourd'hui persister, elle peut aussi être perçue comme une anomalie de marché, qui pourrait, à terme, offrir des opportunités intéressantes pour les investisseurs perspicaces.
Investir dans les small caps aujourd'hui, ce n'est pas seulement rechercher de la performance à long terme. C'est aussi soutenir l'économie réelle, financer l'innovation locale, et jouer un rôle clé dans le renforcement de la souveraineté industrielle et technologique de nos économies. Dans un contexte mondial où les questions de résilience des chaînes d'approvisionnement et de dépendance à des acteurs extérieurs sont de plus en plus au cœur des priorités politiques, il devient crucial de ne pas négliger ce segment. Ignorer les PME et ETI cotées, c'est risquer de passer à côté de l'un des leviers de croissance les plus solides et les plus ancrés dans le tissu économique local, un véritable moteur de l'innovation et de la compétitivité.
Bien sûr, investir dans les small caps comporte des risques, notamment en termes de liquidité et de volatilité. Mais ces risques peuvent être maîtrisés à condition d'adopter une approche réfléchie, en tenant compte des fondamentaux solides de ces entreprises et de leur capacité à s'adapter aux évolutions rapides du marché. C'est là où réside l'opportunité : une valorisation attractivement faible combinée à un potentiel de croissance sous-estimé, soutenue par des équipes dirigeantes agiles et une vision souvent familiale.
À l'heure où les défis économiques, géopolitiques et environnementaux redéfinissent les priorités stratégiques des investisseurs, il est peut-être temps de se réintéresser aux petites et moyennes capitalisations.
Il est grand temps de redonner aux petites et moyennes capitalisations la place qu'elles méritent dans les portefeuilles d'investissement. Cela ne concerne pas uniquement la recherche de performance, mais aussi la participation à un modèle économique plus équilibré, plus diversifié et plus résilient face aux défis futurs.
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